mercredi 24 novembre 2010

Ecriture et réalité, où placer la frontière ?

La réalité nous cerne et nous quadrille : plurielle, inscrite dans un réseau enchevêtré de causalités, elle-même nœud de cristallisation de plusieurs contingences. Fresque multiple, indéfiniment changeante, riche de sons, d’odeurs, de couleurs, de mouvements.  Comment la vivre et en même temps lui échapper, maintenir la bonne distance, celle qui permet à un être d’ouvrir sur le réel des yeux lucides, de le comprendre pour le juger ? Comment ne pas laisser ce réel exercer son pouvoir corrosif sur notre clairvoyance et son poids sur notre liberté ? A mon sens, la réponse réside dans l’acte créatif, et pour le faiseur de mots que je suis, c’est à travers l’écriture que s’opère la reprise de soi par soi malgré une réalité aussi tenace qu’omniprésente.
En une âme, le vent se lève, l’être s’assied et écrit ; il prend son temps, il prend des mots, il prend le meilleur de lui-même…  Mais de la réalité aux mots, le parcours est périlleux : c’est qu’il faut  transférer ce réel aux mots qui viennent et s’assemblent. Le retour aux mots n’est pas une réduction du réel mais plutôt sa transsubstantiation : c’est un réel épuré, ramené à l’essentiel, transcendé que les mots vont porter. C’est là que se situe la différence entre écriture romanesque et travail journalistique : dans celui-ci, le texte doit coller au réel, épouser ses sinuosités, en faire le tour, s’aidant au besoin du son et de l’image ; le réel devient reportage où seul compte l’abondance et la minutie des faits livrées.  Au marché des médias, la réalité se fait spectacle : pour mieux se vendre elle s’habille d’inédit, d’incroyable, devient cette chose criarde et infâme dont se gargarisent les chaînes télévisées du monde.
Rien de tel quand la fiction a pour charge d’écrire le réel. L’écriture romanesque  s’éloigne alors, traçant une frontière entre ses mots et l’évènement. La frontière se situe avant tout dans le droit que se donne l’écrivain, le devoir qu’il s’assigne de travailler ce réel sans jamais le trahir. Pour qu’un tel travail puisse advenir il convient de trouver la bonne distance par rapport au réel. Celle-ci est d’abord distance dans l’espace, comme s’il s’agissait de « pousser les murs » de l’évènement pour mieux l’appréhender. Lorsqu’on colle trop aux choses ou aux êtres, on les discerne mal. Mais la distance est aussi dans le temps : l’émotion immédiate, le choc de l’évènement que les médias nous restituent haut en couleurs, tout cela risque de prendre le dessus sur le travail.  C’est que pour l’écrivain, le réel n’est pas à restituer mais à travailler. Trop d’émotion dénature les mots, tout excès de lumière braqué sur l’objet nous aveugle et efface mille détails ténus qu’aurait révélés la flamme d’une chandelle.  Car le réel possède un écho, une chambre de résonnance que la distance révèle. Que de textes nés de l’actualité la serrent de si près qu’ils empêchent toute respiration ! Ces textes ne connaissent qu’une existence éphémère. En puisant au supermarché de l’actuel, on peut faire des livres, on peut même les vendre, on n’accomplit pas un travail d’écriture.
Un choix essentiel préside à ce travail de refonte du réel : trier les évènements, extraire ce qui sera mis en lumière et ce qui doit retourner à l’ombre oublieuse. Dans l’épaisseur compactée des faits, la question n’est pas de savoir ce qu’il faut livrer, mais ce qui ne saurait être ôté sans voir la trame s’affaisser, morte. A la question, mille réponses surgissent, milles choix sont possibles, comme si tout travail d’écriture ouvrait une brèche singulière et inimitable sur le réel. Tout être n’écrit d’une réalité qu’une seule version: la sienne.
A travers ce choix, jusqu’à quel point pousser le souci de véracité par rapport au réel ? En vérité, la « fidélité » au réel se fraie, à travers le récit, un chemin d’infidélité et de rupture. C’est qu’il s’agit, tout à la fois, de rendre le réel et de le rompre tel un fruit mûr,  réinventer la réalité en l’écrivant, passer de la simple restitution à une véritable création…les mots sont plus forts que le réel, ils le désagrègent pour le créer autre et autrement.
Mais ce travail de recréation suppose un relatif oubli du réel… oubli qui est l’autre manière de se souvenir. Dans son ouvrage  « le siècle des nuages », Philippe Forrest écrivait : « l’écriture n’est pas  un travail de mémoire mais un travail d’oubli ».  C’est, après l’oubli (et le lent travail de sédimentation qui s’y opère) qu’on pourra ramener à soi un réel qui a pris le temps de se poser en nous et autour de nous. C’est là que le travail avec les mots commence.
 Le réel est notre destin, c’est en lui que nous jouons les partitions que la vie nous offre, celles que nous choisissons au répertoire des jours et d’autres qui nous sont imposées ; il nous arrive même d’en composer certaines de notre cru, et là, le temps d’un ouvrage, nous sommes plus forts que notre destin...



vendredi 29 octobre 2010


L’enfance de l’art

Arrêtez de vous plaindre de ceux qui vous entourent, cela devient lassant. Que leur reprochez-vous ? Leur gentillesse serait de façade, leur politesse d’automatisme, dans leur regard qui regarde ailleurs, ce n’est pas vous qu’ils cherchent mais eux-mêmes ! Que faites vous d’autre ? Avez-vous déjà tracé un horizon dans lequel vous n’êtes pas le héros qui se lève?
Anne, ma sœur Anne, n’arrêterez vous donc jamais de guetter une improbable silhouette ! La socialité n’est que marchandise surfaite, faite par dessus soi-même, artificieuse, appliquée ! Echange d’intérêts, lieu de troc et non de vie.  Regardez-vous un instant ! Vous est il arrivé de troquer des essences ?  Je parie que les seules que vous ayez eues entre les mains étaient les fioles des parfumeurs : essences ? C’est trop dire, simples fragrances, aussi suaves qu’éphémères, atterrissant sur des épidermes aux poils brossés.
Ne cherchez plus une quelconque pépite dans cette mare aux canards où les canards barbotent ; Croisez- vous des pépites dans le regard d’autrui ? Courtoise indifférence, affectueuse mise à distance, gentillesse de marchands,  fin de non recevoir dont la violence n’a d’égale que l’exquise politesse! Vous avez écoulé vos crédit, circulez, il n’y a rien à prendre.
Les êtres carburent aux archaïsmes et à l’air du temps. Ils appellent cela le vrai, ou encore « ce qu’il faut »ou alors ils ne l’appellent pas et fonctionnent sans se poser de questions. De leurs archaïsmes il n’y a rien à dire, ils les livrent vêtus de projets, poinçonnés au dos par la  morale, celle des moutonnants ou des escrocs, morale quand même ! Vous aussi mitonnez vos archaïsmes, bien au chaud sous votre veston. C’est là que frémit votre incandescence, elle ne regarde personne. Et si un être vient à approcher, vous l’écartez vigoureusement avec ce que vous avez sous la main : chasse mouche ou phrase de papier glacé.
Arrêtez donc de vous plaindre, cela devient de mauvais goût.

  



mardi 26 octobre 2010

De l’écriture avant toute chose.
  
  Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de la nième (mauvaise) plaidoirie pour un acte d’écrire qui précèderait la vie, celle des heures qui se suivent, se ressemblent, recommencent. Nul constat d’une supériorité de l’écriture sur la vie, thème éculé, faux de surcroît…dans le quotidien l’écriture est un moment parmi d’autres : on travaille, on mange, on écrit puis on va se coucher ; que certains, soucieux d’une transcendance qui les légitime et les écrase, placent l’écriture au sommet de leur vie tel un fanion (encore un !), ce n’est ni mon souci ni mon propos.
  En regardant de plus près l’acte d’écrire, je me suis demandée ce qu’on pouvait lui ôter sans lui nuire. J’ai tout de suite pensé à l’anecdote, la trame. A la question, faut-il une histoire pour écrire ? Ma réponse est définitivement non. Un second accessoire m’a également paru d’une extrême inconstance : le message à transmettre, l’idée ou la théorie à défendre, celle qu’on habille d’une fiction qui baille un brin aux encoignures ou va petit. Il ne faut pas que l’écriture dite romanesque se mêle de défendre des causes ou de démolir des idées ; l’image le fait avec plus de force et sans l’ambivalence que les mots traînent derrière eux, telle une mauvaise conscience.
Dernier écueil : l’actuel, le tout frais qui vient de sortir, quelque guerre encore croustillante, deux ou trois foulards à l’islamisme équivoque, les confessions relookées d’un chef d’état sur le retour ou d’un pédophile repenti. Ces miasmes font des livres, leur rapport avec l’écriture évoque celui qu’entretiennent les canalisations des égouts avec une source claire. Les mots en service et en tenue de fonction font le sale boulot de porte-parole, parole reniée le lendemain par un autre « fait marquant », parole qui meurt avant de se tenir debout. Il faut bien que l’écriture si tant est que le mot a sa place ici, fréquente les bas-fonds de la pensée !
Quittons donc ces prétextes fallacieux qui ne servent de justificatifs qu’aux mauvais phraseurs. Envers et contre toutes les raisons qu’ils pourraient invoquer je clame que l’écriture n’a pas besoin de raisons. Et qu’on ne me parle pas de l’inspiration qui doit jaillir telle une source imprévisible et bienfaisante. S’il fallait pour écrire attendre le bon gré de cette hystérique, l’attente serait longue or le temps presse.
Mon sentiment, aussi modeste que singulier, est que l’écriture naît d’un désir de mots ; « l’écrire » prend sa source dans un vide essentiel : désert de la page ou de l’écran, ignorance de l’être mis en demeure d’écrire. L’être plein écrit mal. Quand l’émotion le transporte ou le fige, que les mots se pressent dans sa tête, bataillon bien rangé, cet être-là n’est plus maître de ce qu’il écrit. Il noircit des pages, il peut même lui arriver d’achever un livre, il n’écrit pas.
C’est à la jointure d’un vide et d’une ignorance que tout se joue. Un malaise couve….. une sorte de désarroi confus. Assise à ma table, je tangue un peu : pas de sujet, pas de propos, rien à dire. En fait je n’ai pas à dire mais à écrire. C’est dans le silence des autres, lorsqu’ils cessent enfin leur ignoble bavardage, que leurs mots sont dispersés par le vent des fenêtres, qu’enfin le silence revient comme la moins mauvaise solution. C’est alors que la page blanche se dresse, complice du néant à traverser, semblant dire à celui qui écrit : « tu n’es pas seul, je le suis tout autant». L’autre hausse les épaules ; à travers l’éternel : « je n’ai rien à dire, rien à écrire non plus», il se dirige pourtant vers la première ligne, le premier mot. Celui-ci, allumette craquée dans la nuit, n’éclaire que ses doigts, laissant sa vie dans l’ombre. L’homme avance, il ne le sait pas. Il s’en apercevra lorsque derrière lui, le chemin aura suffisamment cheminé ! Il s’est mis à écrire, pas trop vite pour ne pas trébucher, ni trop lentement pour que l’allumette ne s’éteigne pas en chemin, lui brûlant les doigts, le cœur parfois.
L’écriture, exercice du dénuement ne procède que d’elle-même. Ni actualité conciliante à enfourcher, ni fiction à travestir, aucune postérité n’attend l’homme qui écrit ; dans son vide essentiel, il s’aide de mots pour se mettre debout.




mardi 12 octobre 2010

Des pilules rattrapées par le soupçon



    



Des pilules rattrapées par le soupçon.

    D’étranges rumeurs rôdent depuis quelques mois autour des firmes pharmaceutiques. Dans leurs dépôts arrivent des cartons fermés ; déballés, ils exhibent des poudres multicolores. Versées dans des chaînes au nickel très germanique, elles en émergent comprimés ou pilules. On leur fournit alors des papiers en règle puis on les enferme  dans des flacons ou des boîtes sur lesquels on poinçonne un de ces noms courants, si proches qu’ils font partie de la famille: nos chers antibiotiques, nos braves antirhumatismaux, nos délicieux antidépresseurs, et puis les autres : ceux qui nous font bander ou qui ont raison de nos bouffées de chaleur. Peu après, la marchandise, embarquée dans des camions, se dirige vers les pharmacies d’Europe ou d’ailleurs.
 Jusque là rien que de très habituel. Mais la rumeur ne surgit pas pour de l’habituel ; si elle est là c’est qu’il y a de l’inhabituel, du pourri, de l’indécent, bref de l’information.
Avant leur arrivée au dépôt, les cartons ont stationné sur les quais de Delhi ou de Shanghai, puis ils ont pris la mer et l’ont gardé longtemps. Pilules et cachets sont des expatriés : nés chinois ou indiens, ils sont devenus  européens sans peine ni visa, par la grâce d’un commerce qui est tout sauf équitable : il fait si bon fabriquer ses produits dix fois moins cher pour un grand matador de l’industrie pharmaceutique ! Et puis, quel mal y a-t-il à aider les pays émergents en leur passant commande de quelques kilos de poudre destinés à devenir pilules !  C’est là que la rumeur surenchérit : la poudre est truquée, des substances toxiques y pointent le nez … inadvertance ou nécessité de faire le poids ? De curieux ingrédients, pas toujours exotiques, font le guet au creux des gélules: goudron, résine, silicone, what else ? 
Les firmes sous-traitent leur marchandise dans des pays bon marché ; à pays peu exigeant, firmes peu regardantes. Au bout de cette chaîne de désinvoltures, la marchandise est mise en vente dans des officines dont les caducées clignotent à travers les rues de Londres, Paris ou Berlin. Nés indiens, chinois ou malais, les médicaments sont rebaptisés européens de pure souche, par la grâce d’une discrimination qui positive avant tout les dividendes.
La rumeur a frappé aux grilles des laboratoires, reçue par un préposé aux relations publiques, jeune technocrate au sourire plastifié : la traçabilité des produits ? D’une absolue transparence décrète-t-il derrière son sourire. Dix minutes après, la transparence se voile ; poussé dans ses derniers retranchements, le préposé avoue ne pas connaître l’origine exacte des produits. Traçabilité en cavale pour multinationales mafieuses.
Déçue par le plastifié au sourire d’amphétamines, la rumeur décide d’aller plus loin. Dans les bas-fonds de Delhi, une caméra s’immisce dans un réduit aux murs suintants ; la poudre est malaxée dans une machine au nickel éteint. Origine ? Europe de l’Est, heure de gloire ? Bien avant la chute du mur. Machine usagée vendue aux indigènes d’inde orientale par des « camarades » à l’humanisme de pacotille.
Devant le malaxeur en question, un homme se tient debout. Chemise grisâtre, mains nues, il sourit à la caméra tandis que le malaxeur malaxe…
Chine, Inde, Afrique noire, ces usines de sous traitance de la planète décortiquent des navires moribonds bardés de produits toxiques et fabriquent les poudres destinées à devenir médicaments.
Que les pauvres préparent aux riches leurs potions, cela prouve que le transfert de technologie a changé de direction ! Que les dites potions soient concoctées dans des malaxeurs de pauvres, la chose est inévitable, mais que les malaxeurs y distillent des traces de goudron, de nickel ou d’arsenic voilà qui passe mal au « journal de vingt heures ». A qui attribuer la faute ? Bonne foi de pauvre qui flanche ou résidus émanant du malaxeur ?  L’approximation était à craindre de la part d’émergents qui n’ont pas encore émergé à l’air pur de la rigueur scientifique, celui qui flotte dans les villes d’Europe, par dessus les gaz d’échappement des voitures !
Retour à Delhi : la rumeur quitte le réduit, l’homme referme sa porte. La caméra fignole des images destinées à une chaîne de bon aloi ; le soir même, une indignation légitime est enregistrée par les sondages, puis la rumeur  s’en va renifler d’autres charognes.  Au fond de leurs usines aux façades irréprochables, les firmes pharmaceutiques emballent leurs gélules  sans états d’âme… la vie, long fleuve tranquille, n’en finit pas de  charrier ses horreurs ordinaires.

jeudi 7 octobre 2010

Etre syphilitique au Guatemala.


 Etre syphilitique au Guatemala.

Détrompez-vous, ceci n’est pas le titre d’un de ces documentaires mi-humanitaires, mi-exotiques dont les chaînes télévisées nous gavent. Il s’agit plus prosaïquement d’une information parue le 4 octobre dernier dans les colonnes du journal « Le Monde » : le président Obama a présenté des excuses à son collègue du Guatemala qui les a reçues avec froideur : les Etats-Unis auraient commis dans son pays un crime contre l’humanité. De quelle humanité s’agit-il ? Manifestement d’une humanité guatemaltèse. Quant au crime, il remonte loin dans l’histoire : 1940, ce n’est pas hier. La planète était agitée par une guerre entre puissants,  la dernière qu’ils aient faite «  chez eux »…. pour les suivantes, ils sont allés dehors, tels ces gamins qu’on envoie jouer dans la rue pour laisser la maison bien rangée.
 Retour au Guatemala : entre 1946 et 1948, l’armée américaine inocule la syphilis à 696 autochtones : dans l’ordre chronologique on injecte le bacille à des prostituées, des prisonniers de droit commun, des militaires et enfin des fous. Pour quelle raison me direz-vous ? Oh très honorable : tester les effets de la pénicilline sur le fameux « tréponème pâle ».  Dans ce cas, pourquoi le Guatemala ? Parce que l’essai, débuté dans un pénitencier fédéral américain n’a pas réuni suffisamment de « volontaires », alors on a regardé ailleurs et les Guatémaliens, magnanimes, ont offert leur corps à la science… libres à eux. En somme, la syphilis guatemaltèse fut la seule qu’on attrapait sans accouplements et qui résistait  au préservatif.
 Depuis cette anecdote infâme le temps a coulé: adultes en 1947, les inoculés ont dû trépasser de vieillesse ou de syphilis, ils auront permis à la médecine d’utiliser la pénicilline en toute sécurité et de guérir ceux qui sont venus après, bref d’accomplir sa vocation de toujours : sauver des vies. Pour atteindre le havre de bien que la médecine est censée ne jamais perdre de vue, il  lui a fallu un minuscule détour par 696 guatémaltèques. En plein détour, elle a eu la vue si brouillée que ces 696  malheureux sont passés à la trappe. Pas vus, juste aperçus, des êtres humains ? A peine !  De la chair à Syphilis.  Entre chair à canon et chair à syphilis, la frontière est ténue. Dans les deux cas, lorsqu’on réchappe, un traitement attend, pénicilline ou autre… la médecine abrite son immoralité sous l’habituel masque de bienfaisance qui la sanctifie.
Si le procédé américain a eu le mérite de son effroyable simplicité, d’autres exemples existent, plus mâtinés, presque récupérables : le premier lot de vaccin contre l’hépatite B a  été envoyé dans un pays d’Afrique noire, entreprise purement  humanitaire….
 Soyons sérieux ! Inoculer à des bien- portants un bacille vivant ou des bouts de virus inactivés, reste une procédure sombrement criminelle. Les volontaires n’ont fait preuve d’aucune volonté,  sans doute ont-ils été « volontarisés » par quelque promesse de gain ou de réduction de peine ; la misère peut faire basculer dans le premier précipice venu.
Au-delà de ces faits divers peu réjouissants, le problème est plus vaste. En définitive de quoi s’agit-il ? De nous rendre malades afin de nous soigner. Sans être aussi directe que la syphilis Guatémaltèque, la méthode est désormais si répandue qu’elle en devient banale. « Tombez malade, nous ferons le reste », jolie devise pour cette société dans laquelle nous sommes embrigadés tels des veaux !  Voyez donc ce que la vie pressée nous incite à  ingurgiter : ces sandwichs sur le pouce, ces pizzas généreusement aspergées d’huile piquante, ces sucreries à foison pour échapper au coup de barre qui guette ou  à l’ennui qui ronge. La vie nous gave, puis nous tue.  Un beau matin, on se découvre un surpoids dont  on est le premier surpris ; au bilan sanguin demandé par un copain médecin, tous les indicateurs sont au rouge ; on pousse la porte d’un spécialiste, une demi heure plus tard on ressort, mine plombée : la tension artérielle galope dans le mauvais sens, le cholestérol est trop haut, la glycémie trop sucrée…jambes flageolantes  on se dirige vers la pharmacie la plus proche.
En chemin on allume une cigarette, à peine la troisième de la journée, on était à deux paquets. Il faut dire  que c’était au siècle dernier, on avait vingt ans, tous les états d’âme passaient par le fin tunnel de nicotine, goudron et autres excréments. Et puis comment résister à l’image de Bogart, cigarette au bec, une superbe créature au bras, (Etait-ce bien Lauren Baccall ?). Il faut dire que les cigaretiers ont bien fait leur boulot, ces salauds connaissaient tous les risques de leur marchandise : consignés dans des documents soigneusement planqués au fin fond de leur conscience. Aujourd’hui, on a le souffle court et on crache ses poumons tous les matins. Qu’à cela ne tienne, la kinésithérapie respiratoire est là, bénéfique et remboursée par la sécurité sociale.
Inoculer, rendre malade, traiter, la séquence est bien rodée. Mais il est parfois d’insidieuses inoculations, totalement injustes, vous n’avez rien fait pour, pas de vice, aucun faux pas ! Installé au chaud dans une vie ordinaire, vous regardez les infos : un virus a rappliqué à bord d’un long courrier, il arrive chez vous ; deus semaines après, vous êtes sommé de vous faire vacciner, sinon votre diabète va se sucrer, votre cœur enflera telle une citrouille, qui sait si vous serez encore là au  printemps…. Vous courez au vaccin, dénudez votre avant bras. Trois mois après on se ravise, la chose n’était pas si grave, par contre le vaccin est tout neuf, vous avez servi de cobaye… Mais, contrairement aux syphilitiques du Guatemala, vous n’allez recevoir aucun traitement, juste attendre et espérer que ce vaccin n’ait pas d’effets secondaires. Si c’est le cas, un diagnostic rapide vous est garanti, qui sait on pourra même aller jusqu’à vous présenter des excuses !

lundi 4 octobre 2010

Histoire d'oies

Histoires d’oie.

Vous souvenez-vous de ce curieux fait divers, rapporté par quelques médias, l’hiver dernier ? Permettez que je vous le rappelle, on a si peu l’occasion de rire aux infos !
Cela  démarre comme un conte : un matin de Janvier, dans la brume de la campagne hongroise, des sentiers perdus mènent vers quelques fermes où des villageois prudes et sobres vivent et meurent sur place. La ville est loin, eux labourent leur champ et élèvent des oies. Pourtant ce matin-là, un vacarme troublant jaillit du fond d’un hangar, se propage d’une ferme à l’autre ; la campagne tranquille piaille dans le petit matin.
La Hongrie a intégré le patchwork européen, mais cette campagne là  n’a rien intégré du tout, elle ne figure sur aucune carte, les routes n’y mènent pas et les hommes figés dans une vie de silence se fichent d’appartenir à celui-ci ou celui-là ;  ils sont menés par le dénuement, leur maître de toujours. Derrière les portes fermées des hangars, ils reconduisent d’obscures besognes. Pourtant, ce matin-là, les piaillements ont rameuté des étrangers, vagues journalistes en quête de n’importe quoi qui serait bon à dire,  des importuns,  des « pas invités » qui poussent la porte, écartent les yeux, pointent leurs caméras, sortent leur indignation ; aux piaillements se mêlent des «Vous avez vu ? » des « oh non, c’est pas possible ! » Le temps de quelques prises de vue, les étrangers s’en vont : ils sont venus chercher de la matière, ils l’ont eue, le reste ne les regarde pas, et puis  ça pue drôlement dans ce hangar. La voiture qui les a amenés repart, les villageois referment leurs portes, l’œil mauvais ; tout au fond les piaillements reprennent de plus belle.
Le lendemain soir, une chaîne française diffuse une information coincée entre « l’open d’Australie » et les risques d’avalanche : au fin fond de la campagne hongroise, des oies sont plumées vives, les bêtes piaillent comme des damnées, les paysans continuent de plumer. Le journaliste revêt son sourire « trois tiers » : un tiers amusé, l’autre sobrement indigné, quant au tiers restant il s’en fout, il fait son boulot, encore deux minutes d’antenne avant la météo; le présentateur ajoute : « Soumises aux lois de la physiologie, les oies n’ont d’autre recours que de se refaire des plumes et d’être plumées encore et encore. Au cours de sa vie, une même oie peut se remplumer jusqu’à cinq fois avant de crever de vieillesse ou de douleur… » 
Ce que le ténor des infos ne dit pas c’est que les sobres villageois ne font pas ça pour le plaisir : au bout des plumes, après le sentier, il y a une route goudronnée où commence l’Europe des vingt sept ; là se tient un camion qui bouffe les sacs de plumes comme du pop corn, puis les déverse dans un hangar très clean où officient  deux techniciens masqués et gantés. Au bout d’une chaîne très sophistiquée, les plumes ont quitté leurs sacs pour des couettes tendres et bon marché sur lesquelles un petit appareil appose le poinçon de l’union européenne, « chaleur naturelle, tarifs imbattables », dit la promo ; dans leurs couettes, les plumes commencent une vie de riches.
Plumer des oies vives, voilà une minuscule barbarie qui ne risque pas de faire les manchettes des journaux, même les ‘Don quichotte’ de la protection animalière ne lèveraient pas le petit doigt pour une histoire pareille : l’oie est au plus bas de l’audimat humanitaire, ce n’est ni un dauphin ni un phoque, elle n’est pas prisée des chasseurs, ne fait pas saliver les gourmets. Certains utilisent même sa blanche niaiserie pour désigner quelque femelle dont les formes opulentes cachent une fraîcheur d’esprit frôlant l’infantilisme. Soyons  sérieux, aucune association n’acceptera de voler au secours des oies, ce serait perdre tout crédit auprès des mécènes, sans compter qu’il faut aller chercher les dites oies au fond d’une campagne perdue, avec le mauvais temps et les routes qui glissent !  Et puis si on devait compter tous ceux qu’on maltraite sans raison et qui hurlent, piaillent ou meurent à travers la planète,  les associations humanitaires mises bout à bout ne suffiraient pas à la tâche, pourtant Dieu sait toute la bonne volonté que les dites associations déploient pour relever de terre les oies de tout acabit ! Après tout, l’Europe n’est pas l’ange gardien du monde, elle a suffisamment à faire avec ses vingt sept pays et leurs citoyens qui piaillent chacun dans son idiome, sans compter que toutes les oies ne piaillent pas, certaines se font plumer sans broncher.
  Dans les villes, les soldes ont débarqué et les indicateurs sont au vert: magasins bondés, regards fouineurs, rabais défiant l’imagination,  le même cirque depuis des années, la même fringale d’objets, savamment entretenue, inusable. Devant les caisses, des oies frétillantes insèrent leur carte dans un lecteur, signent une facture à une vendeuse au sourire d’automate, puis s’en vont, traînant derrière elles d’énormes paquets ; sur leur face de bipède flotte un air béat : elles viennent de s’offrir une couette pure plumes, bradée à vingt pour cent de son prix d’origine. Excellente affaire.

dimanche 26 septembre 2010

Léonardo...elle est bien bonne!




Léonardo… elle est bien bonne !

Un homme vous croise, le trottoir est étroit, sa silhouette vous heurte, vous basculez dans le caniveau, l’homme s’éloigne, marmonnant un vague « désolé » ; il paraît effectivement désolé mais c’est sans rapport avec vos chaussures. Vous continuez clopinant, le pied gauche trempé, parce que justement dans ce caniveau, un filet d’eau saumâtre coulait d’un égout.
Au volant de votre voiture, vous trottinez. Des berlines vous dépassent, puissantes et sombres ; les  quatre roues sont motrices, la cinquième est au volant. L’un de ces berlingots vous rabat sur le côté, vos chevaux basculent dans une rigole, le mec s’en fout, il dispose d’un permis increvable : l’argent. Debout, au bord de la route, le flic ne bronche pas : vision sélective, à plus de neuf chevaux il ne siffle plus. Vous remontez du bas-côté, votre canasson fuit vers la gauche, le pneu a du être amoché ; au loin l’increvable s’éloigne

Au centre commercial, vos emplettes du mois emplissent le tapis qui a cessé de rouler. Impassible, la caissière attend le chèque ; un factotum surveille le déroulement des opérations. Vous ouvrez votre sac, cherchez le chéquier tout au fond, la caissière saisit le chèque sans vous regarder. Puis vient l’étape des provisions à ranger dans des sachets. Il est temps que vous débarrassiez le tapis; derrière vous la file s’allonge, un jeune couple lorgne avec indulgence la monotone sobriété de vos achats ; eux sont juste passés acheter un déodorant pour madame et vingt quatre bières pour monsieur.  Vous vous évertuez à décoller un sachet rebelle, le couple sourit : on n’a pas idée d’acheter autant de choses ! Comment espérer ranger tout cela avec juste deux mains ?  Vous regardez le factotum : « Pourriez vous m’aider ? »Il prend un air professionnel: « Désolé, ce n’est pas mon travail, moi je surveille les clients ». Ensuite, il bombe le torse et va donner quelques consignes à un molosse debout, jambes écartées, à la sortie des caisses… question de vous indiquer où sont ses prérogatives.
Vous remballez vos commissions comme vous pouvez : le détergent sous le sucre, le café sous vide au sommet des boîtes de conserve,  et puis les spaghettis debout, calés par  ‘spontex, serpillière’ et autres misères de la vie ménagère. La caissière qui a signé avec le magasin un contrat d’impassibilité vous regarde faire, tronche plastifiée : on lui a recommandé de ne pas être familière avec les clients, mais on ne lui a pas donné de consignes  au sujet de son décolleté, alors elle le négocie plongeant, en rangeant vos canettes de lait vous bénéficiez d’une vue panoramique sur deux nichons qui invitent à la consommation.
 Vous reprenez la direction du logis. Contre votre grille, trois sachets en plastique noir sont habilement planqués sous une branche. L’un d’eux, éventré par un chat de passage, laisse entrevoir trois épluchures de patates et un oignon pourri: encore les ordures de la voisine…vous avez les mêmes sachets, même couleur, même gabarit, impossible de faire le tri entre vos ordures et les siennes. Vous avez porté plainte au service des ordures municipales : « Comment faites vous pour distinguer un sachet noir d’un autre sachet noir ? » a lancé un employé excédé derrière son comptoir. La justesse de la remarque  vous prend de court…de retour à la maison, votre regard balaie le monticule de sachets  adossés au mur, le type a raison : la frontière entre vos restes et ceux des voisins est bouffée par ce plastique noir dont émerge une subtile odeur de pourriture.

Aux réunions de famille, après le foot et les morts, vient le tour de la crise financière, éternelle, toujours aigue. Un cousin évoque le problème de la bourse qui tangue : « Comme tu le sais, mon entreprise est fragile et cette instabilité me rend malade».
Vous occupez un poste sensible où vous scrutez tous les matins des actions qui jouent aux montagnes russes.  Le cousin ajoute : « Il suffirait que je dispose de quelques informations pour prendre mes dispositions. »  Vous n’avez jamais refilé d’informations de ce genre, on ne vous a pas appris à louvoyer entre légal et illégal en estompant la frontière, une frontière pareille aux ‘sfumatos’ des toiles de Léonardo da Vinci. Mais qui oserait évoquer Léonardo face aux drames de l’actualité, ces guerres, ces avions qui s’écrasent, ces pédophiles qui récidivent, cette crise financière… le cousin rigole : « Léonardo, elle est bien bonne, quel rapport avec la crise ? » Vous vous excusez, arguant du malheureux diplôme d’histoire de l’art acquis par inadvertance, au moment où vous ne connaissiez pas la  vie, la vraie… c’est ce diplôme qui vous mène à de telles digressions, il ne vous a d’ailleurs menée nulle part ! Heureusement qu’entre temps un ami de votre oncle vous a menée vers la banque bien cotée où vous suivez sur écran plat les mouvements de l’argent. La parentèle vous lorgne, vous reprenez confuse «Je n’ai pas l’habitude de livrer de telles informations, le règlement l’interdit..»
« -Qui parle de livrer ? Le cousin prend l’air le plus amusé de son répertoire : « Tu te contentes de m’indiquer la direction du vent, j’emploie trente personnes, cela fait trente familles à charge, là on est en plein dans le social, tu perds de vue le social ? Pense au bénéfice de ta démarche pour des compatriotes qui seraient dans la mouise si je fermais boutique». Vous vous taisez, comment l’intérêt des compatriotes a-t-il pu vous échapper ? Le conseilleur reprend de plus belle : « Tu devrais lâcher du lest, parfois la différence entre bonne et mauvaise intention tient à un fil, je peux te certifier qu’en l’occurrence l’intention est  très bonne ». L’absolue bonté ne vous avait pas échappé mais le point de chute de la bonté s’estompe derrière une brume savante de  non-dits, ‘d’allants de soi’, d’impitoyables calculs où Dieu seul est capable de reconnaître les siens.  A nouveau, le ‘sfumato’ vous submerge. Votre vie, tel un équilibriste, oscille sur un fil tendu, à l’exquise finesse, translucide à force de s’affiner, absolument incapable de départager l’intérêt des compatriotes et celui des mafieux, la sincérité de quelques uns et la mort du civisme chez la plupart. Le fil est tendu à se rompre, c’est la condition pour que vous puissiez avancer. Mais vos yeux ne discernent pas ce qu’indique la plaque tout au bout. C’est trop loin, c’est écrit trop petit, avez-vous pris la bonne direction ? Sous vos pieds, une brume estompe les contours des maisons et des êtres. Les hommes se fondent les uns aux autres, cela donne une masse informe dont émergent des membres à foison brandissant des sachets en plastique noir : une pieuvre à  velléités humanoïdes, hantée par la crise.  Vous essuyez lentement vos lunettes, toujours la même image qui vous habite, bien au chaud derrière votre front et les boucles qui le protègent, séparée de votre vie rectiligne par une frontière sans bavures, si nette qu’on la dirait tracée au couteau…  

mardi 21 septembre 2010

Numérique et autres démons.

Numérique et autres démons.

L’analogique a fait son temps, fini, révolu, mort. Une technique s’en va, une autre prend sa place, increvable progrès !
 Le numérique nous obture l’encéphale…la nature a horreur du vide. Sur l’écran plat de nos ennuis, un récepteur égrène ses bouquets, parant à tout risque de vague à l’âme. Impossible de ne pas trouver programme à sa taille, pour dilapider la plage horaire sans utilité évidente qui s’interpose entre la table et le lit. Les chaînes télévisées défilent, numérotées de « un » à « cent mille »…
Mais laissons là les récepteurs. Regardez-vous, regardez-moi ! Dès le départ, une date, un poids, premiers identifiants numériques. A l’école, les notes, au travail un rang, un salaire, un identifiant, encore des nombres.  Ensuite, carte d’identité,  passeport, cartes bancaires, portables, portes d’entrée à code… Numérisés de partout.
Mais le nec plus ultra reste l’âge, le mien, le vôtre ! Les nombres ne veulent rien dire ? Regardez vous le soir après une journée ordinaire, rapprochez votre face du miroir de la salle de bains… au fond de vos prunelles, un escadron d’années défile au pas de charge : vingt, trente, quarante, puis le reste. Destins numériques implacablement ascendants, nous effeuillons des jours que la vie additionne.  
La planète s’abîme, les hommes vieillissent ;  partout l’âge retouche ses pyramides, on rétrécit la base pour élargir le sommet, ça donne une forme bizarre qui tient du tonneau. Plantée sur une base étroite, notre pyramide vacille, les guerres la font tanguer… guerres saintes contre les démons que l’occident a élus pour se faire peur. Les démons sont jeunes, alors les guerres n’ont pas le choix, ce sont les jeunes qu’elles mettent en joue.
De l’autre côté de la planète, tout en haut de la pyramide- tonneau, des vieux sont assis. Bien au chaud devant leur récepteur numérique, ils regardent, sur LCD, une guerre qui n’est plus la leur : à Ghaza « encore un enfant de cassé, vlà les vautours qui passent ! Encore un enfant de cassé, vlà les vautours passés » ! Il faut convenir que ces enfants palestiniens n’ont rien trouvé de mieux  que de se faire tirer dessus ; graines de terroriste, complices de factions armées, ils meurent pour que triomphe l’éthique, celle qui flotte en haut de la pyramide.  
Mais les conflits se succèdent à un rythme tel que l’éthique ne parvient plus à suivre : qui se souvient encore de la remarquable épuration qui nettoya Ghaza en Janvier 2009 ?  Vingt jours, mille quatre cent morts, combat pour l’éthique, une éthique qui tue !  Remarquez, elle aurait pu gazer mais il ne faut pas mélanger les genres : désormais les guerres sont propres, pas d’armes chimiques ou si peu ! Pas de cibles civiles ou alors par hasard… Il n’ya plus que les kamikazes dérangés  de Bagdad ou  Kaboul qui ont le mauvais goût de se faire exploser n’importe où, transformant les rues défoncées en ruisseaux où le sang se mêle aux carcasses des voitures, tandis que des mouches attaquent un cadavre qu’on n’a pas eu le temps de ramasser. 
Pendant ce temps, au creux des récepteurs numériques du monde de l’éthique, on repasse en boucle quelque atrocité de la seconde guerre mondiale. Au fond de leurs fauteuils, les vieux se souviennent et s’émeuvent. Voila soixante ans qu’ils s’émeuvent, ça marche toujours. Blottis dans leurs pantoufles, entre médicaments et programme télé, qu’ont-ils d’autre à faire que se souvenir de ce qu’on ne cesse de leur rappeler ! Alors ils augmentent le son du téléviseur et se souviennent. C’est qu’ils ont tout leur temps. Partis pour durer. Durer pour ne rien faire, se défaire par petits bouts, se flétrir s’abîmer, perdre les dents, la mémoire, ne plus bander, ne plus jouir. Partis pour ne plus jamais partir. Leur numérique n’a plus de vie, des chiffres qui grimpent sans rien dedans.

 Trente octobre 2009 : Claude Lévi-Strauss disparaît à l’âge de cent ans. Il a eu le mérite de demeurer à l’abri de la médiatisation imbécile qui fête les centenaires, comme s’ils avaient accompli quelque prouesse. Aucune prouesse, ni chance ni malchance, un hasard aveugle a réglé leur horloge de vie sur cent ans dont dix de déchéance ; quant aux gamins de Ghaza, leur horloge était bloquée sur quinze ans et une cartouche perdue.




mercredi 15 septembre 2010

United colours of discrimination


United colours of discrimination.
 Alger, Tunis, ou Abidjan, consulat d’Italie, de France ou d’ailleurs.  Agglutinés devant une porte fermée, une cinquantaine de silhouettes ; la porte ouvre dans deux heures. A l’ouverture, ils sont cent cinquante, un  garde chiourme les aligne contre le mur. Pas d’auvent, le soleil tape le front et la nuque, alors ils baissent la tête ; sous leur aisselle, des justificatifs serrés : naissance, travail, hébergement, billet d’avion. Ils ont aussi apporté la somme requise, celle qu’on ne leur rendra pas si le visa est refusé.

Paris, Milan, Barcelone,  jour ouvrable. Toutes les préfectures de police sont grises. Dehors, il pleut. Derrière la porte vitrée, une salle d’attente aux murs couverts de règlements, consignes et pré requis. Une affiche aux couleurs passées vante la douceur de vivre au pays des droits de l’homme. Les types assis ne la regardent pas, elle n’est pas pour eux : ce sont des hommes mais pas les bons, pas ceux de l’affiche.
Assis depuis des heures, ils attendent. Certains ont les chaussures mouillés par la pluie. Un noir préposé au nettoyage approche : serpillière et regard mauvais ; voilà trois fois qu’il essuie, le linoléum est toujours sale. Il se tourne vers un type assis au bout de la rangée : «T’avais besoin d’amener avec toi toute l’eau du dehors ? Y a pas que la carte de séjour qui compte, mon frère, le parapluie, c’est  pas mal non plus ! » L’autre ne répond pas, ils ne sont pas frères, le préposé a des papiers en règle, ils n’ont rien à voir ensemble. Alors, le frère aux chaussures mouillées ne dit rien. Il fixe un haut parleur où une voix articule des noms venus d’Afrique ou d’Asie, des noms biscornus ; la voix enfourche un prénom bigarré puis un nom à étage. Un bipède quitte son siège et se dirige vers une porte fermée, il y va doucement, il a peur. Les autres retiennent leur souffle. Un quart d’heure plus tard, le bipède resurgit, hagard : dossier incomplet, il a quinze jours pour fournir un autre justificatif. Une attestation à ramener du pays, une broutille a dit l’employé en refermant le dossier. L’homme ne l’aura jamais. Sur son visage, la détresse creuse des sillons qui s’égarent. Il se dirige vers la sortie ; derrière lui, le préposé à la serpillière repasse un coup de propre.

Méditerranée, côté sud, vent d’ouest, soixante nœuds, « Haouaria », « Mellila », ou ailleurs. Un horizon bas a éteint le crépuscule et bouffé la lune. Ils sont cent au fond d’une crique profonde et sombre. Un bras de mer à franchir, presque rien ; le rafiot tiendra, il n’a pas le choix, ils ont payé suffisamment cher. Il y aura juste le moment où l’embarcation devra avancer feux éteints, à cause des gardes côtes et puis les rochers de la crique où le chef a décidé d’accoster pour éviter les carabiniers de Lampedusa ou Gibraltar.  Lorsqu’on est cent pour six mètres de long sur deux de large, l’important est de trouver la  bonne position, celle qui est partie pour durer : emboîtés en position fœtale, serrant contre eux leurs minces bagages,  ils entendent la mer gémir sous le fin plancher de bois.

Dans une salle d’attente, un couple est assis. Elle pourrait être sa mère, il est trop brun pour elle. Rasé de près, jeans et baskets neufs, il a l’air d’un gosse en visite. Sur les genoux de la femme, des papiers attestent que ces deux là se connaissent depuis longtemps, s’aiment sans failles et que le oui qu’ils s’apprêtent à prononcer est parti pour durer. Pour ce mariage blanc, la mariée sera en rouge, lui a emprunté le costume d’un cousin. Tout est prêt sauf un autre « oui », celui de l’employé du bureau 36 qui les reçoit dans quinze minutes.

Scènes poignantes, tristement ordinaires, plongeant racines dans une histoire vieille de cent cinquante ans : du temps où le mot colonisation n’offusquait personne, l’Europe martelait de ses bottes une planète bonne à prendre. Au nom des droits de l’homme, on civilisait les indigènes, on les fusillait même quand il le fallait, tout allait pour le mieux dans un monde en ordre.  Puis l’ordre s’est  brisé, les colonies ont été touchées par le virus du nationalisme et l’occident a réintégré le logis et fermé portes et volets.
Pourtant des intrus ne cessent de débarquer : jeunes, visage maigre, regard  à bouffer la vie par les deux bouts, ils arpentent les rues, dorment à plusieurs dans des réduits de fortune. Horde de détresse et de désordre qui saute par-dessus les tourniquets des métros, frappe en vain aux portes des employeurs et atterrit en soirée dans ces cantines où l’on distribue de la soupe quand il fait froid.
Que faire de ces étrangers aux têtes de terroristes ?  S’ils sont mal chez eux,  ce n’est pas à l’Europe de leur trouver des solutions, leurs solutions sont de l’autre côté, à Lomé, Dakar ou Tunis, ils n’ont qu’à bien chercher ! Ils rêvent de changer de vie ? Mais qui rêve encore ici ? Qu’ils voient donc tous ces citoyens de « l’union Europe », unis par la même mine patibulaire, les mêmes impayés reconduits : ces autochtones là n’ont plus rien à donner, leur bonne conscience est pareille à cette vaisselle des grands jours : exhibée le temps d’un Téléthon, puis rangée avec soin à l’abri des mauvais coups. L’occident n’a plus de rêve à offrir, tout au plus un mirage coloré, quand ses villes scintillent sous la pluie.   
Rome, Londres, Berlin, les visages se ferment, on baisse les rideaux, éternelle fin de non recevoir : pas de papiers, pas de travail, pas de place, l’Europe a rétréci au lavage, elle n’a rien à offrir à cette horde qui gronde à ses frontières. Pourtant la horde s’obstine, certains prennent la mer, d’autres une épouse, d’autres encore font la queue devant tous les consulats de la terre. Peine perdue : la planète est sous surveillance, des chiens montent la garde auprès des postes frontières. Pas question que n’importe qui vive n’importe où, n’importe comment! L’occident est désormais une maison d’hôte pour hôtes de luxe. La discrimination annonce ses couleurs : pouilleux et non qualifiés s’abstenir, on ne prend plus que du positif, du diplômé sur tranche, le genre battant et décontracté qui maîtrise la langue, celui qu’on repère cravaté et poli dans le métro aux heures de pointe…presque allemand, presque français, un « presque » qui fera toujours la différence ! Quant aux autres, les indésirables qui ne rapportent rien, on les reconduit par grappes à la frontière, bétail humain qui n’intéresse personne, ni le pays qu’il a quitté ni celui qu’il a tenté de conquérir.
La mondialisation a bon dos, juste bonne à faire miroiter sur le web l’infini des possibles, mais on ne vit pas sur le web et les possibles ne sont pas un pays. 
Si tous les « sans papiers » du monde se donnaient la main, ils ne trouveraient aucun endroit sur terre pour danser leur ronde !