dimanche 29 mai 2011


 La mesure des choses.

    Ce blog s’est tu après le quatorze janvier, comme étouffé par l’abondance des clameurs environnantes. Il faut croire que l’excès de paroles nuit aux mots. Ceux qu’on écrit dans le clair-obscur d’une journée qui s’achève, quand l’être tourne en rond  dans sa vie, cherchant qui accuser de son malaise et quêtant d’improbables édens.
L’éden est à faire, faisons-le, tous les donneurs de leçons vous le diront. Certains le parquent dans l’infini divin, d’autres dans des bras citoyens qui s’assemblent et tissent une trame de chair, aussi fragile que périssable. Mais l’infini est trop loin, Gaston Bachelard qui avait fait le tour de la sagesse, inscrivit en exergue d’un de ses livres : « Je ne vis pas dans l’infini, car dans l’infini on n’est pas chez soi. » Restons donc aux choses qui finissent et s’en vont. Nous, par exemple, et nos tours de Babel mirobolantes.
A propos de finitude, je voudrais vous livrer une rencontre que je viens de faire. Un homme, de face, dans une revue. Son nom : Roman Opalka. Bon et après ? Cet homme a entrepris, depuis 1965 de photographier son visage, chaque jour, tous les jours qui se suivent. Juste le visage de face, sans le sourire idiot qu’on se croit obligé d’arborer devant un objectif, sourire convenu, où le prétendu art de vivre nous rappelle à l’ordre : les lèvres s’étirent vers les oreilles, mais oui, on sourit,  on est bien, comme tout le monde, et puis ça sert à quoi de faire la gueule ?  Et si le sourire est crispé, la peau épaisse, Photoshop veille au grain… de la peau qu’on retend, du temps qu’on arrête.
Revenons à Opalka. N’avait-il vraiment rien d’autre à faire ? Se tirer le portrait chaque jour et aligner les photos, l’une à la suite de l’autre. Au bas de chacune, un numéro : de 1 à … à quoi ? A se demander s’il est encore là, derrière un objectif, guettant les jours pour prendre une photo. Chaque jour, la photo reçoit un peu plus de blanc, chaque jour, elle est légèrement plus pâle, oh à peine, un soupçon, presque rien. Qui donc s’aperçoit du temps qui passe, lorsqu’il se fait aussi discret ?
Fixer les jours au moyen d’un portrait quotidien, les assigner à visage. Deux yeux, de face, un nez au milieu, plus bas la bouche, close sur ses mots. Le visage d’un homme, sa carte d’identité la plus sûre, le témoin, mêlé, de sa force et de son dénuement. On est tout seul dans un portrait, y avez-vous pensé ? Solitude foncière,  malaimée  des bien-pensants… ceux qui, tout seuls dans leur visage, veulent le bien de tous. Tous nos bons apôtres (et les moins bons aussi…) 
A l’épreuve du temps, le visage parle de finitude. Ce n’est vraiment pas la peine d’en faire autant, rien ne sert de s’enflammer, de pérorer, de tirer des plans comme si quelque éternité nous attendait, au bout de la rue. Certes le désir est immense, c’est, sans doute, le seul infini à hauteur d’homme. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Que l’infinité de nos désirs nous porte, qu’ils soient toujours neufs, à jamais inassouvis. Mais il est doux aussi, comme on pousse la porte de sa maison au crépuscule,  que les jours, comptés, nous rendent une pondération que la vie emporte. Tels les visages d’Opalka, des jours nous portent et nous limitent. Des jours qui comptent dans notre dos. A nos prétentions sans mesure, à nos projets gargantuesques, rien de tel que la sagesse, doucement ironique, de ces visages juxtaposés, chaque jour un peu plus blancs.    

jeudi 10 février 2011


Halte au jasmin !

   Les clichés ont la peau dure, les habitudes aussi. Les hordes de touristes, débarquant à l’aéroport de Tunis, étaient reçus par des affiches sur lesquelles un homme souriant, plutôt basané, se tenait debout, sur fond de Sidi Bou Saïd. En guise de commentaire, l’inévitable : « Souriez, vous êtes en Tunisie ». Les touristes ne sourient pas, ils sont fatigués et puis il fait chaud et le bus n’est pas climatisé, ce que l’agence de voyage n’avait pas prévu; alors, ils ne sourient pas.
Dans le hall de l’aéroport, ils sont harponnés par un homme en pantalon bouffant, un plateau sur la tête : « Du jasmin messieurs dames, tout frais » A sa main, pend une grappe de fleurettes closes, bien serrées sur un bout de bois, faisant fonction de tige.
 Désireuse de me renseigner sur ce jasmin qui poursuit (et pourrit) ma Tunisianité, je me suis rendue sur Google, rubrique  jasmin blanc : plante dicotylédone, appartenant au genre « jasminum » ; quelques lignes plus loin, je découvre que le jasmin blanc, originaire de Chine a bien pris sur les rives de la méditerranée et s’est vu décerner le blason d’emblème de la Tunisie.  Qui a donc pris cette décision ? Etait-ce lors d’un des « CMR » de l’ancien régime, auquel cas nous n’aurions pas été informés, comme de  bien entendu.  Maintenant que je détiens l’information, je comprends mieux pourquoi la gentille fleurette est accommodée à autant de  sauces : été-jasmin, bonheur-jasmin, tourisme-jasmin et tout récemment « révolution- jasmin », mais, là, le jasmin ne passe plus et cet accommodement pue le cliché et le protectionnisme.
Que vient donc faire le jasmin dans les évènements de janvier 2011 ?  Si c’est pour donner à la révolution une dimension « soft », seul un regard étranger, désireux d’arrondir les angles et de clore le sujet (pour passer à autre chose), pourrait mettre du jasmin sur la misère, les passe-droits, la colère et les morts ! Personne n’a donc dit à ces « amoureux de la Tunisie » que le jasmin était absent de nos enterrements ? Quelle indécence les autorise à auréoler de jasmin l’immolation de Mohamed Bouazizi et celles qui ont suivi !  Même dans la mort, nous continuons, pour certains, à ressembler à un dépliant touristique.  Tel est donc le regard que l’occident et nos amis européens portent sur nous ! Notre gravité est jasminée, nos révoltes sentent bon, même les bombes lacrymogènes ont un arrière-goût suave, est-ce la raison pour laquelle elles n’ont pas suffi à mater la foule, ce qui aurait incité  une société française d’armements à livrer des gaz lacrymogènes non « jasminés », à la demande de « l’ami Ben Ali » ?
Après tout, la Tunisie ne reste-t-elle pas, devant l’éternel, cette ancienne colonie française à l’égard de laquelle Mr Sarkozy, pour justifier le silence de son gouvernement, s’est souvenu du devoir de réserve, réserve dont il s’était curieusement départi face aux démêlés électoraux en Côte d’Ivoire. La réserve française est pareille à ces réservistes conciliants qu’on sort dans certaines circonstances et qu’on garde au chaud dans d’autres.
La « révolution-jasmin » nous a, en tout cas, permis de constater à quel point certains membres du gouvernement français étaient friands de notre hospitalité. Les pieds dans l’eau, le nez bourré de fleurettes, ils ne voyaient que du bleu. Au creux des résidences de luxe où ils étaient gracieusement hébergés, ils ne découvraient pas la misère environnante, comment auraient-ils pu ? Entre avions,  berlines et jets privés,  le trajet est opaque. L’odeur enivrante du jasmin les empêchait de renifler la corruption du régime qui empestait les rues et empêchait onze millions de Tunisiens de respirer ; eux respiraient les fleurettes, et puis, ils n’étaient pas Tunisiens. Depuis, monsieur Sarkozy a proposé une loi régentant les déplacements touristiques de ses ministres ; la mesure est prudente à plus d’un titre : à chaque fois que l’un d’eux prend des vacances au bord de la méditerranée, une révolution éclate dans les semaines qui suivent. Qu’y faire, c’est qu’ils doivent laisser dans leur sillage un relent de droits de l’homme qui se mêle aux effluves du jasmin local…
Suggestion citoyenne purement tunisienne: parquez le jasmin loin des responsables politiques étrangers,  faites-en un usage strictement national, indiquez-lui  ses limites : fleurette odorante, agréable à sentir, à vocation de loisir estival et n’ayant aucune prétention à devenir l’emblème de notre pays. Prière de diffuser l’information auprès des augustes analystes étrangers.