dimanche 26 septembre 2010

Léonardo...elle est bien bonne!




Léonardo… elle est bien bonne !

Un homme vous croise, le trottoir est étroit, sa silhouette vous heurte, vous basculez dans le caniveau, l’homme s’éloigne, marmonnant un vague « désolé » ; il paraît effectivement désolé mais c’est sans rapport avec vos chaussures. Vous continuez clopinant, le pied gauche trempé, parce que justement dans ce caniveau, un filet d’eau saumâtre coulait d’un égout.
Au volant de votre voiture, vous trottinez. Des berlines vous dépassent, puissantes et sombres ; les  quatre roues sont motrices, la cinquième est au volant. L’un de ces berlingots vous rabat sur le côté, vos chevaux basculent dans une rigole, le mec s’en fout, il dispose d’un permis increvable : l’argent. Debout, au bord de la route, le flic ne bronche pas : vision sélective, à plus de neuf chevaux il ne siffle plus. Vous remontez du bas-côté, votre canasson fuit vers la gauche, le pneu a du être amoché ; au loin l’increvable s’éloigne

Au centre commercial, vos emplettes du mois emplissent le tapis qui a cessé de rouler. Impassible, la caissière attend le chèque ; un factotum surveille le déroulement des opérations. Vous ouvrez votre sac, cherchez le chéquier tout au fond, la caissière saisit le chèque sans vous regarder. Puis vient l’étape des provisions à ranger dans des sachets. Il est temps que vous débarrassiez le tapis; derrière vous la file s’allonge, un jeune couple lorgne avec indulgence la monotone sobriété de vos achats ; eux sont juste passés acheter un déodorant pour madame et vingt quatre bières pour monsieur.  Vous vous évertuez à décoller un sachet rebelle, le couple sourit : on n’a pas idée d’acheter autant de choses ! Comment espérer ranger tout cela avec juste deux mains ?  Vous regardez le factotum : « Pourriez vous m’aider ? »Il prend un air professionnel: « Désolé, ce n’est pas mon travail, moi je surveille les clients ». Ensuite, il bombe le torse et va donner quelques consignes à un molosse debout, jambes écartées, à la sortie des caisses… question de vous indiquer où sont ses prérogatives.
Vous remballez vos commissions comme vous pouvez : le détergent sous le sucre, le café sous vide au sommet des boîtes de conserve,  et puis les spaghettis debout, calés par  ‘spontex, serpillière’ et autres misères de la vie ménagère. La caissière qui a signé avec le magasin un contrat d’impassibilité vous regarde faire, tronche plastifiée : on lui a recommandé de ne pas être familière avec les clients, mais on ne lui a pas donné de consignes  au sujet de son décolleté, alors elle le négocie plongeant, en rangeant vos canettes de lait vous bénéficiez d’une vue panoramique sur deux nichons qui invitent à la consommation.
 Vous reprenez la direction du logis. Contre votre grille, trois sachets en plastique noir sont habilement planqués sous une branche. L’un d’eux, éventré par un chat de passage, laisse entrevoir trois épluchures de patates et un oignon pourri: encore les ordures de la voisine…vous avez les mêmes sachets, même couleur, même gabarit, impossible de faire le tri entre vos ordures et les siennes. Vous avez porté plainte au service des ordures municipales : « Comment faites vous pour distinguer un sachet noir d’un autre sachet noir ? » a lancé un employé excédé derrière son comptoir. La justesse de la remarque  vous prend de court…de retour à la maison, votre regard balaie le monticule de sachets  adossés au mur, le type a raison : la frontière entre vos restes et ceux des voisins est bouffée par ce plastique noir dont émerge une subtile odeur de pourriture.

Aux réunions de famille, après le foot et les morts, vient le tour de la crise financière, éternelle, toujours aigue. Un cousin évoque le problème de la bourse qui tangue : « Comme tu le sais, mon entreprise est fragile et cette instabilité me rend malade».
Vous occupez un poste sensible où vous scrutez tous les matins des actions qui jouent aux montagnes russes.  Le cousin ajoute : « Il suffirait que je dispose de quelques informations pour prendre mes dispositions. »  Vous n’avez jamais refilé d’informations de ce genre, on ne vous a pas appris à louvoyer entre légal et illégal en estompant la frontière, une frontière pareille aux ‘sfumatos’ des toiles de Léonardo da Vinci. Mais qui oserait évoquer Léonardo face aux drames de l’actualité, ces guerres, ces avions qui s’écrasent, ces pédophiles qui récidivent, cette crise financière… le cousin rigole : « Léonardo, elle est bien bonne, quel rapport avec la crise ? » Vous vous excusez, arguant du malheureux diplôme d’histoire de l’art acquis par inadvertance, au moment où vous ne connaissiez pas la  vie, la vraie… c’est ce diplôme qui vous mène à de telles digressions, il ne vous a d’ailleurs menée nulle part ! Heureusement qu’entre temps un ami de votre oncle vous a menée vers la banque bien cotée où vous suivez sur écran plat les mouvements de l’argent. La parentèle vous lorgne, vous reprenez confuse «Je n’ai pas l’habitude de livrer de telles informations, le règlement l’interdit..»
« -Qui parle de livrer ? Le cousin prend l’air le plus amusé de son répertoire : « Tu te contentes de m’indiquer la direction du vent, j’emploie trente personnes, cela fait trente familles à charge, là on est en plein dans le social, tu perds de vue le social ? Pense au bénéfice de ta démarche pour des compatriotes qui seraient dans la mouise si je fermais boutique». Vous vous taisez, comment l’intérêt des compatriotes a-t-il pu vous échapper ? Le conseilleur reprend de plus belle : « Tu devrais lâcher du lest, parfois la différence entre bonne et mauvaise intention tient à un fil, je peux te certifier qu’en l’occurrence l’intention est  très bonne ». L’absolue bonté ne vous avait pas échappé mais le point de chute de la bonté s’estompe derrière une brume savante de  non-dits, ‘d’allants de soi’, d’impitoyables calculs où Dieu seul est capable de reconnaître les siens.  A nouveau, le ‘sfumato’ vous submerge. Votre vie, tel un équilibriste, oscille sur un fil tendu, à l’exquise finesse, translucide à force de s’affiner, absolument incapable de départager l’intérêt des compatriotes et celui des mafieux, la sincérité de quelques uns et la mort du civisme chez la plupart. Le fil est tendu à se rompre, c’est la condition pour que vous puissiez avancer. Mais vos yeux ne discernent pas ce qu’indique la plaque tout au bout. C’est trop loin, c’est écrit trop petit, avez-vous pris la bonne direction ? Sous vos pieds, une brume estompe les contours des maisons et des êtres. Les hommes se fondent les uns aux autres, cela donne une masse informe dont émergent des membres à foison brandissant des sachets en plastique noir : une pieuvre à  velléités humanoïdes, hantée par la crise.  Vous essuyez lentement vos lunettes, toujours la même image qui vous habite, bien au chaud derrière votre front et les boucles qui le protègent, séparée de votre vie rectiligne par une frontière sans bavures, si nette qu’on la dirait tracée au couteau…  

2 commentaires:

  1. c'est bien: la cinquième roue de la ...berline.et autres "entailles"
    mais ce n'est pas encore alice...mais peut être que ce coup-ci elle est au pays des sachets noirs

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