mercredi 24 novembre 2010

Ecriture et réalité, où placer la frontière ?

La réalité nous cerne et nous quadrille : plurielle, inscrite dans un réseau enchevêtré de causalités, elle-même nœud de cristallisation de plusieurs contingences. Fresque multiple, indéfiniment changeante, riche de sons, d’odeurs, de couleurs, de mouvements.  Comment la vivre et en même temps lui échapper, maintenir la bonne distance, celle qui permet à un être d’ouvrir sur le réel des yeux lucides, de le comprendre pour le juger ? Comment ne pas laisser ce réel exercer son pouvoir corrosif sur notre clairvoyance et son poids sur notre liberté ? A mon sens, la réponse réside dans l’acte créatif, et pour le faiseur de mots que je suis, c’est à travers l’écriture que s’opère la reprise de soi par soi malgré une réalité aussi tenace qu’omniprésente.
En une âme, le vent se lève, l’être s’assied et écrit ; il prend son temps, il prend des mots, il prend le meilleur de lui-même…  Mais de la réalité aux mots, le parcours est périlleux : c’est qu’il faut  transférer ce réel aux mots qui viennent et s’assemblent. Le retour aux mots n’est pas une réduction du réel mais plutôt sa transsubstantiation : c’est un réel épuré, ramené à l’essentiel, transcendé que les mots vont porter. C’est là que se situe la différence entre écriture romanesque et travail journalistique : dans celui-ci, le texte doit coller au réel, épouser ses sinuosités, en faire le tour, s’aidant au besoin du son et de l’image ; le réel devient reportage où seul compte l’abondance et la minutie des faits livrées.  Au marché des médias, la réalité se fait spectacle : pour mieux se vendre elle s’habille d’inédit, d’incroyable, devient cette chose criarde et infâme dont se gargarisent les chaînes télévisées du monde.
Rien de tel quand la fiction a pour charge d’écrire le réel. L’écriture romanesque  s’éloigne alors, traçant une frontière entre ses mots et l’évènement. La frontière se situe avant tout dans le droit que se donne l’écrivain, le devoir qu’il s’assigne de travailler ce réel sans jamais le trahir. Pour qu’un tel travail puisse advenir il convient de trouver la bonne distance par rapport au réel. Celle-ci est d’abord distance dans l’espace, comme s’il s’agissait de « pousser les murs » de l’évènement pour mieux l’appréhender. Lorsqu’on colle trop aux choses ou aux êtres, on les discerne mal. Mais la distance est aussi dans le temps : l’émotion immédiate, le choc de l’évènement que les médias nous restituent haut en couleurs, tout cela risque de prendre le dessus sur le travail.  C’est que pour l’écrivain, le réel n’est pas à restituer mais à travailler. Trop d’émotion dénature les mots, tout excès de lumière braqué sur l’objet nous aveugle et efface mille détails ténus qu’aurait révélés la flamme d’une chandelle.  Car le réel possède un écho, une chambre de résonnance que la distance révèle. Que de textes nés de l’actualité la serrent de si près qu’ils empêchent toute respiration ! Ces textes ne connaissent qu’une existence éphémère. En puisant au supermarché de l’actuel, on peut faire des livres, on peut même les vendre, on n’accomplit pas un travail d’écriture.
Un choix essentiel préside à ce travail de refonte du réel : trier les évènements, extraire ce qui sera mis en lumière et ce qui doit retourner à l’ombre oublieuse. Dans l’épaisseur compactée des faits, la question n’est pas de savoir ce qu’il faut livrer, mais ce qui ne saurait être ôté sans voir la trame s’affaisser, morte. A la question, mille réponses surgissent, milles choix sont possibles, comme si tout travail d’écriture ouvrait une brèche singulière et inimitable sur le réel. Tout être n’écrit d’une réalité qu’une seule version: la sienne.
A travers ce choix, jusqu’à quel point pousser le souci de véracité par rapport au réel ? En vérité, la « fidélité » au réel se fraie, à travers le récit, un chemin d’infidélité et de rupture. C’est qu’il s’agit, tout à la fois, de rendre le réel et de le rompre tel un fruit mûr,  réinventer la réalité en l’écrivant, passer de la simple restitution à une véritable création…les mots sont plus forts que le réel, ils le désagrègent pour le créer autre et autrement.
Mais ce travail de recréation suppose un relatif oubli du réel… oubli qui est l’autre manière de se souvenir. Dans son ouvrage  « le siècle des nuages », Philippe Forrest écrivait : « l’écriture n’est pas  un travail de mémoire mais un travail d’oubli ».  C’est, après l’oubli (et le lent travail de sédimentation qui s’y opère) qu’on pourra ramener à soi un réel qui a pris le temps de se poser en nous et autour de nous. C’est là que le travail avec les mots commence.
 Le réel est notre destin, c’est en lui que nous jouons les partitions que la vie nous offre, celles que nous choisissons au répertoire des jours et d’autres qui nous sont imposées ; il nous arrive même d’en composer certaines de notre cru, et là, le temps d’un ouvrage, nous sommes plus forts que notre destin...