mercredi 15 septembre 2010

United colours of discrimination


United colours of discrimination.
 Alger, Tunis, ou Abidjan, consulat d’Italie, de France ou d’ailleurs.  Agglutinés devant une porte fermée, une cinquantaine de silhouettes ; la porte ouvre dans deux heures. A l’ouverture, ils sont cent cinquante, un  garde chiourme les aligne contre le mur. Pas d’auvent, le soleil tape le front et la nuque, alors ils baissent la tête ; sous leur aisselle, des justificatifs serrés : naissance, travail, hébergement, billet d’avion. Ils ont aussi apporté la somme requise, celle qu’on ne leur rendra pas si le visa est refusé.

Paris, Milan, Barcelone,  jour ouvrable. Toutes les préfectures de police sont grises. Dehors, il pleut. Derrière la porte vitrée, une salle d’attente aux murs couverts de règlements, consignes et pré requis. Une affiche aux couleurs passées vante la douceur de vivre au pays des droits de l’homme. Les types assis ne la regardent pas, elle n’est pas pour eux : ce sont des hommes mais pas les bons, pas ceux de l’affiche.
Assis depuis des heures, ils attendent. Certains ont les chaussures mouillés par la pluie. Un noir préposé au nettoyage approche : serpillière et regard mauvais ; voilà trois fois qu’il essuie, le linoléum est toujours sale. Il se tourne vers un type assis au bout de la rangée : «T’avais besoin d’amener avec toi toute l’eau du dehors ? Y a pas que la carte de séjour qui compte, mon frère, le parapluie, c’est  pas mal non plus ! » L’autre ne répond pas, ils ne sont pas frères, le préposé a des papiers en règle, ils n’ont rien à voir ensemble. Alors, le frère aux chaussures mouillées ne dit rien. Il fixe un haut parleur où une voix articule des noms venus d’Afrique ou d’Asie, des noms biscornus ; la voix enfourche un prénom bigarré puis un nom à étage. Un bipède quitte son siège et se dirige vers une porte fermée, il y va doucement, il a peur. Les autres retiennent leur souffle. Un quart d’heure plus tard, le bipède resurgit, hagard : dossier incomplet, il a quinze jours pour fournir un autre justificatif. Une attestation à ramener du pays, une broutille a dit l’employé en refermant le dossier. L’homme ne l’aura jamais. Sur son visage, la détresse creuse des sillons qui s’égarent. Il se dirige vers la sortie ; derrière lui, le préposé à la serpillière repasse un coup de propre.

Méditerranée, côté sud, vent d’ouest, soixante nœuds, « Haouaria », « Mellila », ou ailleurs. Un horizon bas a éteint le crépuscule et bouffé la lune. Ils sont cent au fond d’une crique profonde et sombre. Un bras de mer à franchir, presque rien ; le rafiot tiendra, il n’a pas le choix, ils ont payé suffisamment cher. Il y aura juste le moment où l’embarcation devra avancer feux éteints, à cause des gardes côtes et puis les rochers de la crique où le chef a décidé d’accoster pour éviter les carabiniers de Lampedusa ou Gibraltar.  Lorsqu’on est cent pour six mètres de long sur deux de large, l’important est de trouver la  bonne position, celle qui est partie pour durer : emboîtés en position fœtale, serrant contre eux leurs minces bagages,  ils entendent la mer gémir sous le fin plancher de bois.

Dans une salle d’attente, un couple est assis. Elle pourrait être sa mère, il est trop brun pour elle. Rasé de près, jeans et baskets neufs, il a l’air d’un gosse en visite. Sur les genoux de la femme, des papiers attestent que ces deux là se connaissent depuis longtemps, s’aiment sans failles et que le oui qu’ils s’apprêtent à prononcer est parti pour durer. Pour ce mariage blanc, la mariée sera en rouge, lui a emprunté le costume d’un cousin. Tout est prêt sauf un autre « oui », celui de l’employé du bureau 36 qui les reçoit dans quinze minutes.

Scènes poignantes, tristement ordinaires, plongeant racines dans une histoire vieille de cent cinquante ans : du temps où le mot colonisation n’offusquait personne, l’Europe martelait de ses bottes une planète bonne à prendre. Au nom des droits de l’homme, on civilisait les indigènes, on les fusillait même quand il le fallait, tout allait pour le mieux dans un monde en ordre.  Puis l’ordre s’est  brisé, les colonies ont été touchées par le virus du nationalisme et l’occident a réintégré le logis et fermé portes et volets.
Pourtant des intrus ne cessent de débarquer : jeunes, visage maigre, regard  à bouffer la vie par les deux bouts, ils arpentent les rues, dorment à plusieurs dans des réduits de fortune. Horde de détresse et de désordre qui saute par-dessus les tourniquets des métros, frappe en vain aux portes des employeurs et atterrit en soirée dans ces cantines où l’on distribue de la soupe quand il fait froid.
Que faire de ces étrangers aux têtes de terroristes ?  S’ils sont mal chez eux,  ce n’est pas à l’Europe de leur trouver des solutions, leurs solutions sont de l’autre côté, à Lomé, Dakar ou Tunis, ils n’ont qu’à bien chercher ! Ils rêvent de changer de vie ? Mais qui rêve encore ici ? Qu’ils voient donc tous ces citoyens de « l’union Europe », unis par la même mine patibulaire, les mêmes impayés reconduits : ces autochtones là n’ont plus rien à donner, leur bonne conscience est pareille à cette vaisselle des grands jours : exhibée le temps d’un Téléthon, puis rangée avec soin à l’abri des mauvais coups. L’occident n’a plus de rêve à offrir, tout au plus un mirage coloré, quand ses villes scintillent sous la pluie.   
Rome, Londres, Berlin, les visages se ferment, on baisse les rideaux, éternelle fin de non recevoir : pas de papiers, pas de travail, pas de place, l’Europe a rétréci au lavage, elle n’a rien à offrir à cette horde qui gronde à ses frontières. Pourtant la horde s’obstine, certains prennent la mer, d’autres une épouse, d’autres encore font la queue devant tous les consulats de la terre. Peine perdue : la planète est sous surveillance, des chiens montent la garde auprès des postes frontières. Pas question que n’importe qui vive n’importe où, n’importe comment! L’occident est désormais une maison d’hôte pour hôtes de luxe. La discrimination annonce ses couleurs : pouilleux et non qualifiés s’abstenir, on ne prend plus que du positif, du diplômé sur tranche, le genre battant et décontracté qui maîtrise la langue, celui qu’on repère cravaté et poli dans le métro aux heures de pointe…presque allemand, presque français, un « presque » qui fera toujours la différence ! Quant aux autres, les indésirables qui ne rapportent rien, on les reconduit par grappes à la frontière, bétail humain qui n’intéresse personne, ni le pays qu’il a quitté ni celui qu’il a tenté de conquérir.
La mondialisation a bon dos, juste bonne à faire miroiter sur le web l’infini des possibles, mais on ne vit pas sur le web et les possibles ne sont pas un pays. 
Si tous les « sans papiers » du monde se donnaient la main, ils ne trouveraient aucun endroit sur terre pour danser leur ronde !


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