lundi 4 octobre 2010

Histoire d'oies

Histoires d’oie.

Vous souvenez-vous de ce curieux fait divers, rapporté par quelques médias, l’hiver dernier ? Permettez que je vous le rappelle, on a si peu l’occasion de rire aux infos !
Cela  démarre comme un conte : un matin de Janvier, dans la brume de la campagne hongroise, des sentiers perdus mènent vers quelques fermes où des villageois prudes et sobres vivent et meurent sur place. La ville est loin, eux labourent leur champ et élèvent des oies. Pourtant ce matin-là, un vacarme troublant jaillit du fond d’un hangar, se propage d’une ferme à l’autre ; la campagne tranquille piaille dans le petit matin.
La Hongrie a intégré le patchwork européen, mais cette campagne là  n’a rien intégré du tout, elle ne figure sur aucune carte, les routes n’y mènent pas et les hommes figés dans une vie de silence se fichent d’appartenir à celui-ci ou celui-là ;  ils sont menés par le dénuement, leur maître de toujours. Derrière les portes fermées des hangars, ils reconduisent d’obscures besognes. Pourtant, ce matin-là, les piaillements ont rameuté des étrangers, vagues journalistes en quête de n’importe quoi qui serait bon à dire,  des importuns,  des « pas invités » qui poussent la porte, écartent les yeux, pointent leurs caméras, sortent leur indignation ; aux piaillements se mêlent des «Vous avez vu ? » des « oh non, c’est pas possible ! » Le temps de quelques prises de vue, les étrangers s’en vont : ils sont venus chercher de la matière, ils l’ont eue, le reste ne les regarde pas, et puis  ça pue drôlement dans ce hangar. La voiture qui les a amenés repart, les villageois referment leurs portes, l’œil mauvais ; tout au fond les piaillements reprennent de plus belle.
Le lendemain soir, une chaîne française diffuse une information coincée entre « l’open d’Australie » et les risques d’avalanche : au fin fond de la campagne hongroise, des oies sont plumées vives, les bêtes piaillent comme des damnées, les paysans continuent de plumer. Le journaliste revêt son sourire « trois tiers » : un tiers amusé, l’autre sobrement indigné, quant au tiers restant il s’en fout, il fait son boulot, encore deux minutes d’antenne avant la météo; le présentateur ajoute : « Soumises aux lois de la physiologie, les oies n’ont d’autre recours que de se refaire des plumes et d’être plumées encore et encore. Au cours de sa vie, une même oie peut se remplumer jusqu’à cinq fois avant de crever de vieillesse ou de douleur… » 
Ce que le ténor des infos ne dit pas c’est que les sobres villageois ne font pas ça pour le plaisir : au bout des plumes, après le sentier, il y a une route goudronnée où commence l’Europe des vingt sept ; là se tient un camion qui bouffe les sacs de plumes comme du pop corn, puis les déverse dans un hangar très clean où officient  deux techniciens masqués et gantés. Au bout d’une chaîne très sophistiquée, les plumes ont quitté leurs sacs pour des couettes tendres et bon marché sur lesquelles un petit appareil appose le poinçon de l’union européenne, « chaleur naturelle, tarifs imbattables », dit la promo ; dans leurs couettes, les plumes commencent une vie de riches.
Plumer des oies vives, voilà une minuscule barbarie qui ne risque pas de faire les manchettes des journaux, même les ‘Don quichotte’ de la protection animalière ne lèveraient pas le petit doigt pour une histoire pareille : l’oie est au plus bas de l’audimat humanitaire, ce n’est ni un dauphin ni un phoque, elle n’est pas prisée des chasseurs, ne fait pas saliver les gourmets. Certains utilisent même sa blanche niaiserie pour désigner quelque femelle dont les formes opulentes cachent une fraîcheur d’esprit frôlant l’infantilisme. Soyons  sérieux, aucune association n’acceptera de voler au secours des oies, ce serait perdre tout crédit auprès des mécènes, sans compter qu’il faut aller chercher les dites oies au fond d’une campagne perdue, avec le mauvais temps et les routes qui glissent !  Et puis si on devait compter tous ceux qu’on maltraite sans raison et qui hurlent, piaillent ou meurent à travers la planète,  les associations humanitaires mises bout à bout ne suffiraient pas à la tâche, pourtant Dieu sait toute la bonne volonté que les dites associations déploient pour relever de terre les oies de tout acabit ! Après tout, l’Europe n’est pas l’ange gardien du monde, elle a suffisamment à faire avec ses vingt sept pays et leurs citoyens qui piaillent chacun dans son idiome, sans compter que toutes les oies ne piaillent pas, certaines se font plumer sans broncher.
  Dans les villes, les soldes ont débarqué et les indicateurs sont au vert: magasins bondés, regards fouineurs, rabais défiant l’imagination,  le même cirque depuis des années, la même fringale d’objets, savamment entretenue, inusable. Devant les caisses, des oies frétillantes insèrent leur carte dans un lecteur, signent une facture à une vendeuse au sourire d’automate, puis s’en vont, traînant derrière elles d’énormes paquets ; sur leur face de bipède flotte un air béat : elles viennent de s’offrir une couette pure plumes, bradée à vingt pour cent de son prix d’origine. Excellente affaire.

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