vendredi 6 janvier 2012


    Le feu reprend.
      Sidi Bouzid, 17 décembre 2010 : Mohamed Bouazizi, 26ans,  s’immole par le feu. Motif avancé : chômage et dépendances. 
     Gafsa, 5 janvier 2012 : Ammar  Gharsallah, 43 ans, s’immole par le feu. Motif avancé : chômage et dépendances.  Entre les deux propositions, une date change et puis un âge et un nom… la détresse est égale. Injustifiée, me direz-vous, immature, n’ayant pas pris en compte la nécessaire patience pour que des emplois se créent, que les démarcheurs aient achevé leurs démarches et  les politicards leurs calculs ! Oui, mais cette détresse-là n’en pouvait plus d’attendre !
      Lorsqu’on n’a plus rien à perdre, il reste la peau, cette enveloppe qui nous ceint et que nous présentons aux autres, notre carte de visite la plus sûre. Mais s’il n’y a plus rien à présenter, la détresse décuple  l’angoisse et on entre dans une démesure où  le sens des réalités s’estompe. Il suffit alors d’un rien : une remarque désinvolte, une contrariété, n’importe laquelle… on déverse un bidon d’essence sur cette peau qui ne sert à rien et on approche un briquet. La suite ? L’horrible souffrance que seule la peau connaît, le transport en ambulance médicalisée, le centre de Ben Arous, tristement célèbre par la cinquantaine de citoyens,  qui y ont séjourné depuis un an. Brûlés vifs.
      Bouazizi est mort  3 jours après son immolation. Selon le jargon médical, Gharsallah a un « pronostic très réservé. » Ironie du sort : les deux ont reçu des visites très présidentielles, très compassionnelles, très médiatisées… il est des scènes qu’il faut éviter de rejouer, elles risquent de porter malheur.
      L’immolation n’est pas un meurtre,  qu’elle se fasse par le feu, l’eau ou autre chose, elle est marquée au sceau du sacrifice. Celui d’un être (ou d’un animal), désigné comme bouc émissaire et servant à cristalliser et endiguer une violence sociale maléfique. Mais, dans le cas présent, qui se sacrifie pour qui ? Cet homme qui dans un moment où le désespoir rend fou, allume sa peau, que fait-il donc ? L’horreur passée, quel message  laisse-t-il,  derrière lui, dans une odeur de fumée et de sang ? 
      S’il est vrai que, dans toutes les civilisations, la « victime sacrificielle » est choisie parmi les marginaux, ceux qui ne sont pas intégrés au corps social, et dont  personne ne songerait à venger la mort, doit-on conclure que l’être qui met fin à ses jours, par le feu, affirme, à la fois, que la société n’a pas voulu de lui et que sa mort (et donc sa vie) sont, en définitive, peu de chose. L’ego s’éclipse, l’individu retourne contre lui la violence et le dénigrement qu’il perçoit dans le corps social. Par le feu, il  profère le plus terrible jugement qu’un être puisse porter sur lui-même : « Non récupérable ! »
    L’immolation par le feu est un acte ancestral. Sa fréquence  en Tunisie, depuis le 17 décembre 2010, sa répétition,  ont des origines plurielles. S’il en est une qu’il faut privilégier, c’est l’existence, dans un corps social malade, d’individualités qui ont touché le fond du désespoir, ce point de non-retour où il ne reste plus que la mort et la plus horrible qui soit. Ces « porte-parole du désespoir » clament haut et fort que rien n’a changé… et si certains n’en sont pas convaincus, qu’ils voient  ce feu, plus brûlant que tous les discours !


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